Chapitre 21

— Matt nous retrouve demain matin pour la rentrée, déclara Jesse en déposant les dernières assiettes dans la machine.

— Tu en es sûre? s’étonna Paula, qui rangeait les restes du dîner dans le réfrigérateur.

— Il a téléphoné tout à l’heure pour m’annoncer qu’il serait présent. Il a même acheté une caméra numérique pour filmer la scène.

Matt avait proposé de lui en faire une copie pour que tous deux puissent garder un souvenir du premier jour de Gabe dans sa nouvelle école maternelle.

— C’est bizarre, parce que demain à 8 heures a lieu le lancement mondial de son dernier jeu. Ils le sortent simultanément dans tous les pays et il a fallu des mois pour organiser l’événement. On en a même parlé aux infos.

Jesse fut étonnée de la nouvelle.

— Qu’a-t-il de spécial, ce jeu-là?

— C’est la suite d’un jeu qui date de quelques années. Ça m’a l’air d’être une grosse affaire. Il paraît qu’il est attendu depuis des mois et que des fêtes sont organisées tout autour du monde en l’honneur de son lancement. Celles que sponsorise la compagnie de Matt seront reliées par satellite, ainsi le public à Seattle pourra voir les gens de Londres ou de Tokyo. D’après Business Week, ce jeu pourrait accroître ses bénéfices de trente pour cent par rapport à l’année dernière. Ça m’étonne que Matt rate un tel événement.

C’était peu probable en effet!

— Il ne m’en a jamais parlé, dit Jesse, songeuse. Il est le patron. Il se doit d’y assister.

— J’ai l’impression qu’il cherche à te prouver que la famille passe avant tout pour lui, désormais…

Oui, on pouvait dire que, ces dernières semaines, Matt s’était donné beaucoup de mal pour faire ses preuves : arrivant chaque fois pile à l’heure pour venir chercher son fils qu’il ramenait avec une exactitude scrupuleuse, il s’était montré avec elle amical et attentionné, sans être pressant, et le baiser de l’autre jour ne s’était pas renouvelé.

Jesse pria Paula de l’excuser et se rendit dans sa chambre. Gabe, déjà couché, devait rêver à la rentrée des classes, tant il était excité à la perspective de découvrir sa nouvelle école, son institutrice et ses futurs copains. Quelle chance d’avoir un enfant aussi sociable ! Elle n’avait pas à redouter qu’il ait du mal à s’intégrer.

Elle alluma son ordinateur et surfa sur le Net pour dénicher des informations récentes sur la compagnie de Matt. Elle tomba sur un article qui parlait de la fête de lancement du nouveau jeu. Comme Paula l’avait signalé, c’était apparemment un événement marquant. On y mentionnait que Matt, arrivé en retard à l’assemblée générale, s’était attiré les foudres de certains actionnaires qui s’en étaient offusqués publiquement. Intriguée, elle prit son agenda pour comparer les dates.

Effectivement, cet après-midi-là, Matt courait les boutiques avec elle pour équiper Gabe d’une nouvelle paire de chaussures en vue de la rentrée. Et voilà qu’il s’apprêtait à rater de nouveau un événement capital pour assister au premier jour d’école de son fils.

Elle s’empara du téléphone et composa son numéro.

— Allô ! fit Matt à l’autre bout du fil.

— Matt, tu es tombé sur la tête, ou quoi? Je t’interdis de continuer à zapper des réunions importantes à cause de nous ! Je comprends que tu ne veuilles pas chambouler notre calendrier et que tu tiennes à t’investir, mais, là, ça frise le ridicule. Franchement, on aurait pu aller acheter ces chaussures un autre jour. Comme je ne peux pas modifier la date de la rentrée, prête-moi ta caméra. Ce sera la même chose que si tu y avais assisté. Et je veux qu’à l’avenir nous adaptions le calendrier des visites à tes obligations professionnelles. Pour qui tu me prends? Une sale bonne femme intransigeante et bornée ?

Après être resté coi quelques secondes, Matt répondit calmement :

— Je ne t’ai jamais prise pour une sale bonne femme. Sois tranquille, rien ne me forcera jamais à faire ce que je n’ai pas envie de faire.

— Tu as raté l’assemblée de tes actionnaires!

— Pas du tout, je suis arrivé en retard, nuance…

— Mais il s’agit de ta carrière, de ton entreprise, de ta vie !

— Pas de ma vie, Jesse… Mon travail est loin d’être l’essentiel de mon existence. Et puis je tiens à ce que Gabe et toi sachiez à quel point vous comptez pour moi. Dans quelque temps, il est possible que je trouve plus confortable d’assouplir notre système, mais, pour le moment, je préfère qu’on le laisse tel quel.

— Tu vas me faire le plaisir d’assister au lancement de ton jeu !

— J’y serai… mais avec une heure de retard.

— Tout le monde le remarquera. On va en parler dans la presse.

— Les fans de mon jeu se fichent comme d’une guigne que j’assiste ou non à cette réception.

Matt n’avait peut-être pas tort.

— Je pense que tu prends de mauvaises décisions.

— Ce n’est pas mon point de vue. Je fais des choix que j’aurais dû faire depuis longtemps.

Qu’est-ce qu’elle était supposée répondre à cela ?

— D’accord, mais ne t’attarde pas trop demain matin, insista-t-elle. Dès que Gabe sera rentré en classe, tu t’en vas.

— Je pensais que les parents pouvaient rester au moins une heure, pour sécuriser les enfants.

— C’est le cas.

— Alors, je resterai.

— Quelle mule bornée ! grommela-t-elle.

— Si tu suggères par là que je n’abandonne jamais, tu n’as pas tort. Jesse, rien n’a changé. Tu me manques toujours autant.

La jeune femme serra nerveusement le combiné. Matt connaissait les mots magiques, ceux qu’elle souhaitait désespérément entendre de sa bouche.

— Matt…

— Je sais, l’interrompit-il. Tu voudrais que je laisse tomber, mais c’est impossible. Je n’arrêterai jamais de te répéter ce que je ressens et que je souhaite qu’on forme une famille. Pour ça, je suis prêt à patienter aussi longtemps qu’il le faudra… jusqu’à ce que tu me donnes ma chance.

— Et si ça n’arrive jamais ? murmura-t-elle dans un souffle.

— Alors, tu continueras éternellement à me manquer. Allez, à demain matin! dit-il en raccrochant, l’abandonnant brusquement à sa solitude.

Une fois encore, Jesse se demanda si elle avait fait le bon choix. N’était-elle pas en train de tourner le dos à la meilleure chose qui puisse jamais lui arriver?



Gabe charma immédiatement sa nouvelle institutrice et conquit la plupart des enfants de sa classe. Jesse, complètement tranquillisée, quitta l’école pour prendre le chemin du chantier de la nouvelle boulangerie. Elle devait y retrouver Nicole, afin de superviser avec elle la progression des travaux.

En moins de trois mois, le monceau de gravats avait été évacué, les nouveaux plans dessinés, le permis de construire approuvé et les fondations coulées. La reconstruction avançait à pas de géant, essentiellement à cause de la publicité dont les filles Keyes avaient bénéficié. Toutes les entreprises et les agences municipales s’étaient montrées coopératives, l’argent de l’assurance avait coulé à flots et, dans quelques mois, l’inauguration pourrait avoir lieu en grande pompe.

Jesse se gara derrière deux camions de chantier, à proximité du luxueux 4x4 de Nicole, et constata à sa descente de voiture que ses deux sœurs étaient là.

— Comment ça s’est passé ? lui demanda Claire, comme elle venait à leur rencontre. Gabe s’est montré à l’aise ? Demain, c’est le tour de Robby. Je redoute qu’il fasse la comédie !

— Gabe s’est montré plus brave que moi, avoua Jesse. Dès notre arrivée, il a foncé droit dans la classe pour causer avec ses petits camarades. Sur ce plan, il ne tient vraiment pas de moi, pas plus que de Matt d’ailleurs. A moins que l’un de nous n’ait eu dans le passé un ancêtre particulièrement sociable et bavard !

— Eric s’accrochait à nous, dit Nicole. J’ai cru un moment que Hawk allait craquer.

— J’ai toute la scène sur DVD. Ou plutôt, je vais bientôt l’avoir. Matt a filmé la rentrée et il va m’en faire une copie. Si ça vous intéresse…

— Bien sûr, répondit Nicole. Nous aussi, on a filmé le grand jour d’Eric…

— Nous itou, renchérit Claire. Et si on se retrouvait ce week-end pour une rétrospective de la rentrée des enfants ?

— Ça, c’est une bonne idée !

Qui aurait pensé qu’après si longtemps les filles Keyes renoueraient avec autant de plaisir ?

— Où en est la reconstruction? demanda Jesse.

— Ça avance bien, mais les équipements que tu réclames coûtent les yeux de la tête, rouspéta Nicole. Est-ce que tu as une idée du prix des fours que tu me demandes ?

— Ils sont chers à l’achat, je te l’accorde, mais très peu gourmands en énergie. En un an, on aura récupéré la différence.

— Encore heureux ! Pour ce tarif, j’espère qu’ils font aussi la lessive et le repassage !

— Tu as exigé des étalages sophistiqués et hors de prix, rétorqua Jesse. Moi, je veux mes fours spéciaux!

— Tu oublies tes mixeurs! Ils sont tellement puissants qu’on pourrait s’en servir comme jet-ski. Et je ne te parle pas des conditionnements sur mesure ni du nouveau logo ! Cette fille dévore nos fonds à une vitesse phénoménale…

— Tu vas voir que tu t’y retrouveras au centuple, la rassura Jesse, sûre de ses choix.

— Je l’espère bien! Bon, au moins, le chantier progresse dans les délais et sans dépassement de budget. Un vrai miracle !

— Super ! Tu vas donc pouvoir m’allouer des fonds supplémentaires pour le matériel, la taquina sa cadette.

— Non et non ! Je te promets que si…

— Qu’est-ce que tu me promets ?

— Parle-lui, toi, gémit Nicole en se tournant vers sa jumelle. Fais-lui entendre raison – à coups de marteau, s’il le faut – mais fais quelque chose…

— Allons, tu as beau râler, je sais que tu m’aimes, plaisanta Jesse.

— C’est vrai, mais il y a des jours où…

Jesse, ravie, sourit aux anges. Comme c’était bon de se retrouver en famille !

— Comment va Matt? demanda Claire.

— Tu as le don pour changer de conversation, répondit Jesse, dont le visage s’était assombri. Il va bien.

— Ça fait deux mois que tu le tiens à l’écart. Combien de temps comptes-tu le garder en pénitence ?

La jeune femme jeta un regard furtif vers sa voiture. Si elle détalait en courant, pour éviter l’interrogatoire, ses sœurs allaient-elles se lancer à sa poursuite ?

— Ça n’a rien d’une punition. Je suis très sympa avec lui, protesta-t-elle.

— Qu’est-ce que tu entends par là? s’enquit Nicole en échangeant un regard entendu avec sa jumelle.

— Je ne voudrais pas que tu croies que nous nous mêlons de tes affaires, se récria Claire.

Parce que ce n’est pas ce que vous faites ?

— Tu as raison, on s’en mêle un peu, admit Nicole. Je t’accorde que Matt s’est conduit comme un âne bâté et même comme le dernier des salauds ; néanmoins, il fait montre d’un repentir sincère. Il est au garde-à-vous devant toi. Reconnais qu’il y a peu d’hommes qui s’accrocheraient comme il le fait, sans finir par se lasser !

— C’est tout? s’insurgea Jesse. Alors, vous aussi vous retournez votre veste? Vous vous fichez de ce qu’il a essayé de me faire ?

— Bien sûr que non! Personne ne nie que Matt se soit montré monstrueux et stupide, qu’il ait agi sans réfléchir aux conséquences de ses actes. N’empêche que, dès qu’il les a entrevues, il a fait marche arrière. On commet tous des erreurs, on fait tous des choses impardonnables, alors j’estime qu’on ne devrait pas nous juger sur nos errements, mais sur nos efforts pour les réparer. N’est-ce pas ce qui prouve la vraie valeur d’un être?

— Très bien, coupa Jesse. Matt est désolé? Depuis combien de temps? A peine deux mois… La belle affaire! S’il en a assez de ses efforts, il n’a qu’à renoncer.

— C’est vraiment ce que tu souhaites ? lui demanda Claire. Tu espères sincèrement que ça va se produire ?

— Je n’en sais rien, avoua Jesse, qui savait juste qu’elle ne pouvait plus lui accorder sa confiance. Il m’a manipulée pour que je tombe amoureuse de lui afin de me déchirer le cœur, et, à présent, il clame qu’il m’adore… Comment voulez-vous que j’y croie?

— En pariant sur la foi et en lui offrant une seconde chance. Malgré tout ce qu’il t’a fait, tu l’aimes encore. Tu voudrais le punir, mais, au bout du compte, celle que tu tortures, c’est toi.

— Je m’en accommode très bien. En revanche, je refuse de faire ce pari sans être sûre de lui.

— Ça risque de poser problème, intervint Nicole. Parce que la personne en qui tu n’as pas confiance, c’est toi. Ce n’est pas lui !

Jesse ouvrit la bouche pour argumenter, mais elle y renonça.

— Tu dis n’importe quoi !

— Pas du tout. Tu as peur qu’il ne piétine ton cœur de nouveau si tu lui en donnes l’occasion et que tu n’y survives pas. Tu crois que tu n’es pas assez solide pour supporter qu’il te repousse. Alors tu te défiles et tu choisis la solution apparemment la plus sûre : ne rien tenter. Mais en agissant ainsi, tu risques de te priver de la plus grande chance de ta vie. Tu l’aimes, Jesse. Durant ces cinq ans, ton amour n’a jamais faibli. Matt est le père de Gabe, il ne va pas renoncer. Ton choix est simple : soit tu acceptes qu’aimer comporte des risques, soit tu lui tournes le dos et tu t’en vas. Et tu passes le reste de ta vie à regretter la chance que tu as été trop lâche pour saisir. Toi qui as toujours pris des risques insensés en te moquant des conséquences, ça ne te ressemble pas de baisser les bras !

— Oui, mais regarde où ça m’a menée…

— Qu’est-ce que tu racontes? Tu as merveilleusement élevé ton fils sans l’aide de personne. Tu as monté une étude de marché, conçu des brownies d’enfer et tu as été reçue à ton diplôme avec 20/20. Tu réussis tout ce que tu entreprends. Si tu savais comme je suis fière de celle que tu es devenue et de tout ce que tu as accompli !

— Tu n’as pas honte de vouloir me faire fondre avec ta sensiblerie à deux sous? marmonna Jesse, qui sentait les larmes lui monter aux yeux.

— Pourquoi? Je suis sincère et je t’aime. Je ne voudrais pas que tu te haïsses éternellement d’avoir laissé passer ta chance.

Jesse ne sut pas qui s’élança la première, mais soudain elle se retrouva blottie dans les bras de sa sœur aînée.

— Je t’aime aussi, dit-elle en étreignant Nicole avec force.

— Pas autant que moi…

— Câlin collectif! lança Claire en se joignant aux deux autres. C’est si bon d’avoir des sœurs !

Après s’être étreintes quelques secondes, toutes trois se dégagèrent pour essuyer leurs larmes.

— Si vous vous trompez, c’est vous qui en porterez la responsabilité! les menaça Jesse. Et comptez sur moi pour ne pas vous le faire oublier !

Les jumelles échangèrent un regard complice, avant de se tourner vers leur cadette.

— On est prêtes à prendre le risque.

Pour elles, c’était facile ! Elles n’avaient pas grand-chose à perdre. D’un autre côté, camper sur ses positions comme elle le faisait ne la mènerait nulle part. Nicole avait raison sur un grand nombre de points, notamment quand elle affirmait qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer Matt.

D’ailleurs, même si Matt ne méritait pas cette autre chance, elle, si. Elle méritait de vivre avec le seul homme qu’elle ait jamais aimé.



Quand l’orchestre de rock se déchaîna et que la musique se mit à cogner dans sa tête comme un marteau, Matt comprit qu’il était grand temps de quitter la réception pour regagner son bureau. Il récupéra son attaché-case et se dirigea vers la sortie. Il était à mi-chemin quand Diane l’arrêta.

— Vous n’allez pas partir, dit-elle assez haut pour surmonter la musique. Vous aviez promis de rester jusqu’à la fin !

— Eh bien, je romps ma promesse…

— Vous sentiriez-vous trop vieux pour ce genre de sauterie ?

— Ça doit être ça. C’est terrible! Je n’ai même pas conscience du moment où c’est arrivé !

Son assistante prit un air complice, comme si elle comprenait que devenir père l’avait totalement métamorphosé. Elle était dans le vrai.

Il voulait faire des copies du film de la rentrée de Gabe pour Jesse et Paula. Ça lui fournirait un bon prétexte pour revoir Jesse en passant les déposer. Il gardait pourtant peu de raisons d’espérer car, depuis un mois, l’attitude de la jeune femme envers lui n’avait pas changé d’un iota. Néanmoins, il n’était pas près d’abandonner.

Il quitta donc la fête sans regret et se dirigea vers le parking où une Subaru qu’il connaissait bien était garée près de sa voiture. Debout entre les deux véhicules, Jesse observait son approche. Il décela une tension dans son attitude, notamment dans sa manière de crisper les bras sur sa poitrine, qui lui fit presser le pas.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il, inquiet. Il est arrivé quelque chose à Gabe ?

— Non, Gabe n’a rien, répondit-elle, tandis qu’il tentait en vain de déchiffrer l’émotion qui faisait briller ses yeux. Tout va bien. Je désirais simplement te parler…

— A quel propos ? dit-il en posant son attaché-case sur le siège arrière de son auto.

— Matt… Je n’oublierai jamais la première fois où je t’ai vu, déclara-t-elle soudain en posant les mains à plat sur son torse.

— Eh bien, moi j’oublierais volontiers ce moment!

Il se revoyait à l’époque : un crétin empoté qui venait de se faire envoyer sur les roses par la fille qu’il avait invitée.

C’est alors que Jesse lui était apparue.

— Jusqu’à ton arrivée, corrigea-t-il.

Elle le scrutait si intensément qu’il eut soudain l’impression qu’elle était prête désormais à lui donner la chance qu’il réclamait et il se sentit soulevé par une vague de soulagement et d’espoir.

Il brûlait de la serrer contre lui, de l’embrasser, de l’emporter chez lui pour lui faire l’amour jusqu’à ce qu’elle oublie toutes ses réticences, mais il se retint. C’était à elle de faire le premier pas. Il n’avait pas cessé de lui répéter qu’il l’aimait. Maintenant, c’était à son tour de parler.

Seulement, attendre stoïquement quelle se décide, qu’elle se résolve à accepter le fait qu’ils étaient destinés l’un à l’autre était une torture et son cœur était broyé dans un étau.

— Avant de te connaître, jamais je n’avais aimé, déclara-t-elle enfin en plongeant ses yeux azur au plus profond de son âme. J’ignorais à quoi m’attendre. Je ne soupçonnais pas que l’amour puisse être aussi puissant et perdurer si longtemps. M’enfuir au loin n’a rien changé : je t’aimais et je t’aime toujours autant.

Sentant qu’elle n’avait pas terminé de parler, qu’il lui restait beaucoup à dire, et convaincu que le jeu en valait la chandelle, Matt attendit patiemment la suite.

— Je sais que tu étais furieux et blessé, que tu voulais te venger et que tu t’es laissé prendre à ton propre piège. Je suis persuadée que tu en es sincèrement désolé et que tu nous aimes, Gabe et moi. Alors, soit je continue à te punir, soit je prends le risque de croire en toi. Tu m’as affirmé que tu souhaitais qu’on recommence ensemble et il se trouve que c’est mon vœu le plus cher…

Cette fois, Matt se moquait d’en entendre plus. Il agrippa la jeune femme, l’attira à lui et l’embrassa avec une telle fougue qu’ils se retrouvèrent tous deux à bout de souffle.

— Je t’aime, je t’aime, je t’aime, Jesse… Je t’aimerai toujours.

— C’est parfait alors! Parce que, chez nous, les femmes vivent centenaires. Autant te prévenir tout de suite !

Il rit et l’embrassa avec délices.

— Tout est pour le mieux ! Je te jure que, si tu m’épouses et me fais une ribambelle d’enfants, je passerai le reste de ma vie à te convaincre que tu as fait le bon choix.

— C’est inutile. J’en suis convaincue et j’accepte de t’épouser, répondit-elle en souriant.

— Quand?

— Chaque chose en son temps…

*

* *

— Je préfère la noire, déclara Claire en venant se camper devant le miroir en pied.

— Moi aussi, renchérit Nicole, debout à côté de sa jumelle, qui lissait le tissu de la longue robe sophistiquée qu’elle avait enfilée.

Se souvenant de l’effroi de ses sœurs, la première fois qu’elle les avait emmenées choisir leurs robes de demoiselles d’honneur, Jesse sourit, amusée. Il faut dire aussi que, pour les taquiner, elle leur avait présenté un assortiment de meringues en tulle rose et vert, plus vaporeuses et ridicules les unes que les autres. Ce ne fut qu’ensuite qu’elle les avait rassurées en leur découvrant la douzaine de robes de cocktail toutes simples et pourtant raffinées qu’elle avait sélectionnées pour elles.

Le thème d’un mariage en noir et blanc convenait tout à fait au jour de l’an. La cérémonie aurait lieu à 18 heures, suivie d’un dîner et d’une soirée dansante qui durerait jusqu’à minuit. Ensuite les invités passeraient tranquillement la nuit à l’hôtel.

— Tu es très jolie, maman! affirma Gabe en se lovant contre sa mère.

— Merci, mon chéri…

— Il a raison, tu fais une mariée magnifique, déclara Nicole.

— Oui, grâce au renfort d’une armée!

Il avait fallu en effet que quelqu’un lui relève les cheveux, pour que ses deux sœurs arrivent à lui lacer son bustier. Jesse, qui adorait ce corset rebrodé de perles avec sa longue jupe de faille, n’avait pas réfléchi que la robe s’attachait dans le dos. Jamais elle ne pourrait s’en extirper toute seule !

— Vous êtes prêtes, les filles ? demanda Paula en pénétrant dans la suite. Tous les invités sont sur le pied de guerre et le pauvre Matt tourne comme un ours en cage !

— Vous êtes sublime dans cette robe, Paula, déclara Jesse en serrant sa future belle-mère sur son cœur.

En effet, la longue robe noir et blanc de Paula lui seyait à ravir.

— Tiens! C’est nouveau?

Un magnifique collier de perles noires, assorti aux boucles d’oreilles, étincelait au cou de Paula.

— Un cadeau de Matt, déclara-t-elle en le tapotant du bout des doigts. N’est-ce pas qu’il est superbe?

— Superbe, c’est le mot. D’aussi beaux bijoux mériteraient un grand mariage. Bill et vous devriez nous organiser ça…

— Non, je ne crois pas, s’esclaffa sa belle-mère. Quand on passera à Las Vegas, on fera une halte pour se marier et on vous enverra les photos.

En février, les deux tourtereaux partiraient pour un périple de deux ans autour du pays dans leur monumental camping-car. En attendant, ils se partageaient entre Seattle et Spokane, afin que Bill puisse vendre son bar et régler ses affaires, tandis que Paula mettait sa maison en vente.

Durant les deux prochaines semaines, ce seraient eux qui s’occuperaient de Gabe, pendant le voyage de noces de ses parents.

— J’ai une ou deux choses à te donner de la part de Matt, annonça Paula à Jesse. Comme il a dit : « la paperasse avant le plaisir », tiens…

Un peu interloquée, la jeune femme examina la mince enveloppe qu’elle lui tendait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Comme elle l’ouvrait, Nicole et Claire s’approchèrent pour lire par-dessus son épaule.

— On dirait un legs! Le legs d’une maison… De sa maison !

Jesse sursauta. Quoi, la grosse bâtisse de milliardaire au bord du lac ?

L’enveloppe contenait aussi une lettre manuscrite. Elle la déplia et lut ces quelques mots : « Parce que je t’aime. »

— Il a mis sa maison à mon nom…

Matt avait compris qu’il était primordial pour elle de posséder un foyer afin de se sentir en sécurité.

— J’ai l’impression qu’il a trouvé le moyen de se racheter, commenta Paula émue. J’ai envie de pleurer.

— Non, il ne faut pas. Vous allez gâcher votre maquillage ! protesta Jesse, aussi bouleversée qu’elle. Je n’arrive pas à croire qu’il ait fait une chose pareille!

Pourtant, ça ressemblait bien à Matt de se démener comme un beau diable pour lui procurer la certitude d’être exceptionnelle et de mériter d’être aimée. Quelle chance d’être tombée sur un homme comme lui !

— Il y a autre chose, reprit Paula, qui lui tendit un gros écrin plat en velours. Cette fois, je sais ce que c’est et je préfère te mettre en garde pour t’éviter de t’évanouir.

Quand elle ouvrit la boîte, Jesse sentit son cœur s’arrêter de battre à la vue du collier de diamants qu’elle contenait. Les plus grosses pierres devaient peser au moins deux carats chacune.

Dans son dos, elle entendit ses sœurs hoqueter de saisissement.

— Je me doutais que ça vaudrait plus que la maison, mais là, ça dépasse tout! souffla Claire.

— Moi qui pensais que ta magnifique bague de fiançailles serait le fleuron de tes bijoux, j’étais loin du compte, renchérit Nicole.

Jesse s’empara du collier et quitta la suite pour rejoindre en hâte la salle où Matt l’attendait.

Beau et fringant dans son smoking noir, il se tenait debout au milieu de la pièce. Dès qu’il l’aperçut, il lui décocha son plus beau sourire.

— Je prévoyais que tu allais piquer une crise à cause du collier. Je subodorais que tu approuverais le don de la maison, mais que les diamants te rendraient dingue !

— Si je comprends bien, c’est pour m’énerver que tu m’as fait ce cadeau ?

— Non, pas seulement. Quandje l’ai vu, j’ai tout de suite pensé qu’il serait sublime sur toi. Et puis j’aime te faire des cadeaux…

— Tu sais que tu me rends folle ?

— Tu es splendide. J’adore cette robe.

— Et tu n’as pas vu mon voile.

— Cette lacune sera comblée dans vingt minutes…

— A l’avenir, Matt, ne t’amuse plus à ces extravagances ! le tança-t-elle en lui brandissant le collier sous le nez.

— Jesse, tu m’as métamorphosé, dit-il en lui prenant les mains. C’est toi qui m’as fait l’homme que je suis. Et, pour ça, tu mérites tous les diamants du monde…

— J’aime celui que tu es devenu…

— Alors, c’est parfait. Est-ce que tu vas m’accuser de gâcher ton maquillage, si je tente de t’embrasser?

— J’ai encore le temps de réparer les dégâts.

— Bon… Toujours d’accord pour m’épouser?

Il se pencha pour effleurer ses lèvres.

— Plus que jamais.

— Alors, allons-y…

Il lui prit le collier des mains et la fît tourner devant un miroir pour le lui attacher autour du cou.

— Maintenant, je dois me préparer à descendre l’allée, dit-elle.

— Je serai au bout à t’attendre.

— Merci de ne jamais avoir renoncé, Matt.

— Merci d’être revenue à la maison:..

— C’était mon port d’attache, auprès de toi.

— Jesse, je veux que tu saches que tu es la meilleure chose qui me soit jamais arrivée.

— Oh, Matt…



Quelques minutes plus tard, Paula parcourait l’allée au bras de son fils pour aller s’asseoir, tandis que Claire et Nicole prenaient place pour le cortège, suivies de Gabe qui avait en charge un coussin en satin avec les deux alliances.

— Maintenant, j’ai vraiment un papa, déclara-t-il en levant les yeux sur sa mère. On est une famille.

— Oui, pour toujours !

Ses sœurs entamèrent la procession, Gabe sur leurs talons, qui marchait d’un pas solennel, comme on le lui avait recommandé. Tenant son coussin avec précaution, il vint prendre place auprès de son père.

Les yeux fixés sur la seule personne qui comptait pour elle dans l’assistance, Jesse attendit que retentisse la marche nuptiale pour avancer, son bouquet à la main.

— Tu en as mis du temps ! lui chuchota Matt en souriant, quand elle l’eut rejoint.

— J’ai été retenue, s’esclaffa-t-elle malgré la solennité du moment.

Pendant cinq ans.

— Mais maintenant, je reste.

— Tant mieux. D’ailleurs, mieux vaut que tu saches que je ne te laisserai plus jamais partir.

— C’est une promesse?

— Oui, et sois certaine que je m’y tiendrai !

— J’en suis certaine…

— Ça signifie que tu vas dire oui? lui demanda-t-il en lui serrant les doigts.

— C’est promis.